S. O. S.

(S. O. S.)

 

— Ah ! dit Mr Dinsmead, avec satisfaction. Il recula d’un pas pour regarder la table ronde d’un air enchanté. La lueur du feu brillait sur la grosse nappe blanche, les couteaux, les fourchettes et les autres ustensiles.

— Est-ce… est-ce que tout est prêt ? interrogea Mrs Dinsmead en hésitant. C’était une petite femme fanée, au visage blême dont les cheveux rares étaient tirés en arrière et qui paraissait toujours très nerveuse.

— Tout est prêt, répondit son mari, avec une férocité joviale. C’était un gros homme aux épaules tombantes, au large visage rouge. Il avait de petits yeux porcins qui brillaient sous ses épais sourcils et une lourde mâchoire sans le moindre poil.

— De la limonade ? interrogea sa femme, à voix basse.

Il secoua la tête :

— Non, du thé, cela vaut beaucoup mieux. Regarde le temps, il pleut et le vent souffle. Une bonne tasse de thé chaud est tout indiquée pour souper par une soirée pareille. Il cligna de l’œil, continua à regarder le couvert et reprit : un bon plat d’œufs, du bœuf froid, du pain et du fromage, voilà ce que je commande pour le souper. Va vite le préparer. Charlotte est dans la cuisine et attend de pouvoir t’aider.

Mrs Dinsmead se leva, pelotonna la laine de son tricot avec soin et murmura : « Elle devient très jolie. »

— Ah ! le véritable portrait de sa maman. Allons, sors et ne perdons plus de temps. Puis, il se mit à marcher dans la pièce en chantonnant. Ensuite, il s’approcha de la fenêtre, regarda au-dehors et murmura : « Affreux temps. Il est peu probable que nous ayons des visites ce soir. »

Il sortit de la pièce et, dix minutes plus tard, sa femme entra en portant un plat d’œufs frits ; elle était suivie de ses deux filles qui apportaient le reste des provisions. Mr Dinsmead et son fils Johnnie fermaient la marche. Le premier s’assit en haut de la table, balbutia un bénédicité et ajouta :

— Et que soit béni le premier qui inventa les conserves. Que ferions-nous, je vous le demande, habitant dans un pays isolé si nous ne pouvions, de temps en temps, ouvrir une boîte de conserve, quand le boucher oublie de nous servir ?

Il se mit en devoir de découper le bœuf en gelée.

— Je me demande, dit sa fille Magdeleine avec humeur, qui a bien pu avoir l’idée de construire cette maison si éloignée de tout. Nous ne voyons jamais personne.

— En effet, répondit son père, jamais.

— Je ne comprends pas pourquoi vous l’avez achetée, papa, dit Charlotte.

— Vraiment, ma petite ? J’ai eu mes raisons… oui, mes raisons. Tout en parlant, il regarda sa femme à la dérobée mais elle fronça les sourcils.

Charlotte reprit :

— Sans compter qu’elle est hantée. Pour rien au monde je ne voudrais dormir seule ici.

— Quelle bêtise ! déclara son père. Tu n’as rien vu.

— Je n’ai rien vu en effet, mais…

— Mais quoi ?

Charlotte ne répondit pas mais elle frissonna. Une forte averse vint frapper les vitres et Mrs Dinsmead laissa tomber une cuillère sur le plateau.

— Serais-tu nerveuse ? interrogea son mari. La nuit est mauvaise voilà tout. Ne te tourmente pas, nous sommes ici en sûreté près de notre feu. Il n’y a pas dehors une âme qui puisse nous déranger, ce serait un miracle si quelqu’un venait. Or, les miracles ne se produisent pas. Non, ajouta-t-il avec une satisfaction étrange, il n’y a pas de miracles.

Il achevait sa phrase lorsqu’on frappa soudain à la porte.

Dinsmead parut stupéfait et murmura « Qui est-ce ? »

Mrs Dinsmead poussa un petit gémissement et serra plus fortement son châle autour de ses épaules. Magdeleine rougit, se pencha en avant et dit :

— Le miracle s’est produit, vous feriez bien d’aller voir qui est là.

Vingt minutes plus tôt, Mortimer Cleveland était debout sous la pluie et regardait son auto. Il avait vraiment de la malchance : deux pneus crevés en dix minutes et il était là, à des lieues de toute agglomération, au milieu de ces marais isolés, alors que la nuit venait et qu’il n’avait aucun espoir de s’abriter. Il avait eu bien tort de prendre un raccourci au lieu de rester sur la grand-route, car maintenant, il était seul sur un vague chemin de charrette, sans aucun espoir de faire avancer sa voiture, ne sachant absolument pas s’il y avait un village à proximité. Il regarda autour de lui avec perplexité et il vit une vague lueur au-dessus de lui, sur la colline ; puis, le brouillard l’enveloppa de nouveau, mais au bout d’un instant Cleveland revit la lueur et, après avoir hésité, il abandonna sa voiture et gravit le coteau.

Il fut bientôt sorti du brouillard et constata que la clarté venait d’une fenêtre, percée dans un petit cottage, où il trouverait au moins un abri. Il accéléra son allure en baissant la tête pour lutter contre le vent et la pluie qui semblaient vouloir le faire reculer.

Cleveland était assez célèbre, bien que peu de gens connussent son nom et ses travaux. Pourtant, il faisait autorité en matière de sciences occultes et il était l’auteur des excellents mémoires qui traitaient du subconscient. Membre de la Société des Recherches Psychiques, il étudiait l’occultisme. D’une nature particulièrement sensible à l’atmosphère, grâce à un entraînement constant il avait accru ce don naturel. Quand il atteignit enfin le cottage et frappa à la porte, il fut pris d’une sensation d’excitation comme si ses facultés s’étaient brusquement intensifiées.

À l’intérieur, le murmure des voix l’avait frappé et lorsqu’il frappa, un silence tomba, puis il entendit le bruit d’une chaise qu’on repoussait. La porte fut ouverte brusquement par un gamin d’une quinzaine d’années. Cleveland regarda par-dessus son épaule et se trouva devant un intérieur semblable au tableau de quelque peintre hollandais : sur une table ronde le couvert était mis, une famille assise autour, éclairée par une ou deux bougies et la lueur du feu. Le père, un gros homme, assis d’un côté et une petite femme, aux cheveux gris et à l’air apeuré, lui faisait face, une jeune fille, aux yeux effrayés, tenait à la main une tasse qu’elle portait à ses lèvres.

Cleveland s’aperçut tout de suite qu’elle était fort belle et présentait un type peu répandu : ses cheveux d’or rouge entouraient son visage et ses yeux fort écartés étaient du plus beau gris, sa bouche et son menton la faisaient ressembler à une Madone des primitifs italiens.

Il y eut un instant de complet silence, puis Cleveland entra dans la pièce et exposa sa situation. Quand il acheva, un silence assez bizarre tomba, puis, comme s’il hésitait, le père se leva en disant :

— Entrez, monsieur… Cleveland, avez-vous dit ?

— Oui, c’est mon nom, répondit Mortimer en souriant.

— Il fait un temps à ne pas mettre un chien dehors, n’est-ce pas ? Venez vous mettre près du feu. Ne peux-tu fermer la porte, Johnnie, tu vas rester là toute la nuit ?

Cleveland avança et s’assit sur un tabouret de bois près du foyer. Le gamin repoussa le battant.

— Je me nomme Dinsmead, reprit le maître de la maison, d’un ton devenu aimable. Voilà ma femme et mes deux filles Charlotte et Magdeleine.

Pour la première fois, Cleveland vit le visage de la jeune fille qui était assise en lui tournant le dos et la trouva tout aussi belle que sa sœur, mais d’une façon absolument différente. Très brune, le visage d’une pâleur marmoréenne, elle avait un nez aquilin, très fin, et une bouche sévère. L’ensemble était austère et presque rébarbatif. Elle répondit à la présentation de son père, en inclinant la tête et fixa sur Cleveland un regard d’une intensité saisissante, comme si elle le jaugeait.

— Voulez-vous quelque chose à boire, monsieur ? demanda Dinsmead.

— Merci beaucoup, répondit Mortimer, une tasse de thé me serait très agréable.

Dinsmead hésita un instant, puis s’empara l’une après l’autre de cinq tasses et les vida dans un bol en disant brusquement :

— Le thé est froid, fais-en d’autre, maman.

Mrs Dinsmead se leva et sortit en emportant la théière. Mortimer eut l’impression qu’elle était heureuse de s’éloigner.

La théière ne tarda pas à reparaître et on servit du bœuf froid au convive inattendu.

Dinsmead parla sans arrêt, il se montrait loquace, aimable et confiant et donna à l’étranger un aperçu complet de son existence. Retiré récemment du métier d’entrepreneur qui lui avait procuré une bonne aisance, bien qu’ils n’eussent jamais vécu à la campagne, sa femme et lui choisirent de s’y installer. Certes, octobre et novembre ne semblaient pas le moment le mieux indiqué, mais, il ne voulait pas trop attendre et avait acquis ce cottage. Il se situait à douze kilomètres de tout lieu habité et à trente d’une ville. Il ne s’en plaignait pas ; les jeunes filles jugeaient l’endroit un peu monotone, mais sa femme et lui aimaient le calme.

Il continua à parler en étourdissant Mortimer de son bavardage ; il n’y avait là rien d’anormal et pourtant dès le premier coup d’œil Cleveland avait perçu une sorte de tension qui émanait d’un des habitants, il ne savait lequel. Puis il se jugea ridicule et pensa que son système nerveux le trahissait : ces gens avaient simplement été saisis par sa brusque apparition. Il s’inquiéta de son logement pour la nuit et Dinsmead lui répondit aussitôt :

— Il va falloir rester avec nous, monsieur, car vous ne trouverez aucun gîte à des lieues à la ronde. Nous pouvons vous donner une chambre et, bien que mon pyjama soit un peu trop large pour vous, cela vaudra mieux que rien ; vos vêtements seront secs dans la matinée.

— Vous êtes fort aimable.

— Pas du tout, répondit Dinsmead. Ainsi que je le disais tout à l’heure, personne ne mettrait un chien dehors par une nuit semblable. Magdeleine, Charlotte, montez pour préparer la chambre.

Les deux jeunes filles sortirent et au bout d’un instant, Mortimer les entendit marcher au-dessus de sa tête.

— Je comprends que deux jolies jeunes filles comme les vôtres se trouvent un peu isolées ici, dit Cleveland.

— Elles ne sont pas laides, n’est-ce pas ? répondit Dinsmead, avec une fierté toute paternelle. Certes, elles ne ressemblent ni à leur mère, ni à moi, car nous ne sommes pas très beaux, mais nous sommes profondément attachés l’un à l’autre, n’est-ce pas, Maggie ?

Mrs Dinsmead sourit un peu ; elle avait recommencé à tricoter et ses aiguilles cliquetaient car elle allait très vite.

Peu après, les sœurs revinrent déclarer que la chambre était prête et Mortimer, après avoir remercié de nouveau, dit qu’il allait se reposer.

— As-tu mis une boule d’eau chaude dans le lit ? demanda Mrs Dinsmead.

— Oui, maman, deux.

— C’est parfait, déclara son mari.

— Montez, mes petites et assurez-vous que notre hôte n’a besoin de rien d’autre.

Magdeleine passa la première en tenant haut la chandelle.

Charlotte suivit. La chambre était agréable, petite, mansardée, mais le lit paraissait confortable et les quelques meubles étaient de vieil acajou. Un grand pot d’eau chaude était posé dans la cuvette, un pyjama très vaste étalé sur une chaise et le lit préparé.

Magdeleine s’approcha de la fenêtre pour s’assurer qu’elle était bien fermée. Charlotte jeta un dernier regard sur la table de toilette, puis toutes deux se dirigèrent vers la porte.

— Bonsoir, monsieur. Vous êtes sûr qu’il ne vous manque rien ?

— Non, merci, mesdemoiselles ; j’ai honte de vous avoir donné tant de peine. Bonsoir.

— Bonsoir.

Elles sortirent en fermant la porte derrière elles. Mortimer Cleveland resta seul et se déshabilla lentement d’un air pensif. Lorsqu’il eut revêtu le pyjama rose de Mr Dinsmead, il rassembla ses vêtements mouillés et les mit dans le corridor ainsi que son hôte le lui avait conseillé.

La voix basse de Dinsmead montait du rez-de-chaussée. Que cet homme était donc bavard ! Et d’ailleurs bizarre !… Mais en réalité il émanait quelque chose d’étrange de toute cette famille… à moins que ce ne fût seulement son imagination à lui. Il rentra dans sa chambre, ferma la porte, puis demeura debout auprès du lit, perdu dans ses pensées. Tout à coup il tressaillit : la table en acajou proche du lit était couverte de poussière et, dans cette poussière, on avait tracé trois lettres, fort visibles : S. O. S.

Mortimer sursauta comme s’il ne pouvait en croire ses yeux. Il y avait là une confirmation de tous ses vagues pressentiments, il existait quelque chose d’anormal dans cette maison.

S. O. S. ! Un appel au secours. Mais, quelle main l’avait écrit dans la poussière, celle de Magdeleine ou celle de Charlotte ? Cleveland se souvenait qu’elles étaient restées toutes deux, au même endroit, pendant un instant avant de sortir de la pièce. Laquelle avait furtivement touché la table pour y inscrire ces trois lettres ?

Il évoqua les deux visages : celui de Magdeleine était sombre et fermé et celui de Charlotte, avec ses grands yeux, exprimait l’effroi, son regard avait même une étrange lueur. Il alla jusqu’à la porte et l’ouvrit. La voix sonore de Mr Dinsmead ne se faisait plus entendre, la maison était calme. Mortimer pensa : « Je ne puis rien faire ce soir. Demain… nous verrons. »

 

Cleveland s’éveilla tôt et descendit dans le jardin, la matinée était fraîche et ensoleillée. Quelqu’un d’autre s’était également levé de bonne heure et, au fond du jardin, il aperçut Charlotte qui, appuyée contre la barrière, regardait les collines. Les pulsations de son cœur s’accélérèrent tandis qu’il s’apprêtait à la rejoindre, car dès le début, il avait été convaincu que le message venait d’elle. Lorsqu’il s’approcha, elle se retourna et lui souhaita le bonjour. Son regard était franc, ingénu, et ne laissait deviner aucune complicité secrète.

— Belle matinée, dit-il en souriant, le temps contraste totalement avec celui d’hier soir.

— C’est certain.

Il brisa une petite branche sur un arbre voisin et, à l’aide de cette baguette, il commença lentement à écrire sur le sable à ses pieds. Il traça d’abord un S puis un O, puis un autre S tout en dévisageant la jeune fille, mais il ne vit en elle aucune trace de compréhension.

— Savez-vous ce que ces lettres représentent ? dit-il à brûle-pourpoint.

Charlotte fronça un peu les sourcils et demanda :

— Ne sont-ce pas celles que les navires envoient quand ils sont en perdition ?

Mortimer acquiesça et répondit d’un ton calme :

— Quelqu’un les a tracées hier soir sur ma table de chevet ; j’ai pensé que ce pouvait être vous.

Elle le regarda en ouvrant tout grands les yeux et répondit :

— Moi ? oh ! non.

Donc, il s’était trompé, il en éprouva un vif désappointement car cela lui arrivait bien rarement. Il insista :

— En êtes-vous certaine ?

— Oh ! oui.

Ils se retournèrent et marchèrent lentement vers la maison. Charlotte paraissait préoccupée et répondit au hasard à quelques remarques que fit son compagnon. Soudain, elle s’écria, d’une voix basse et anxieuse :

— C’est très curieux que vous me posiez cette question au sujet de ces trois lettres S. O. S. Bien entendu, je ne les ai pas tracées, mais j’aurais pu le faire.

Cleveland s’arrêta, la dévisagea et elle reprit très vite :

— Cela paraît ridicule, je le sais, mais j’ai eu peur, tellement peur… Quand vous êtes entré hier soir, il m’a semblé que vous apportiez une réponse.

— De quoi avez-vous peur ? dit-il vivement.

— Je ne sais pas.

— Vous ne savez pas ?

— Je crois que c’est de la maison, car depuis que nous sommes arrivés ici, ma frayeur n’a fait que grandir. Tous ceux qui m’entourent me paraissent changés, mon père, ma mère, Magdeleine, sont très différents.

Mortimer ne répondit pas tout de suite et Charlotte continua :

— Savez-vous que l’on dit que cette maison est hantée ?

— Comment ? Son intérêt s’éveilla immédiatement.

— Un homme y a assassiné sa femme, il y a plusieurs années. Nous ne l’avons appris qu’après être arrivés ici. Mon père déclare qu’il est ridicule de penser aux fantômes mais je… ne suis pas sûre.

Mortimer réfléchissait rapidement et demanda d’un ton calme :

 Est-ce que cet assassinat a été commis dans la chambre que j’ai occupé cette nuit ?

— Je ne sais rien à cet égard, répondit Charlotte.

— Je me demande, ajouta Cleveland comme se parlant à lui-même, oui, il est possible que ce soit cela.

La jeune fille le regarda sans comprendre et il reprit :

— Avez-vous jamais eu l’idée que vous possédiez des qualités de médium ?

Elle le dévisagea avec stupeur et il reprit doucement :

— Je pense que c’est vous qui avez écrit les lettres S. O. S. hier soir tout à fait inconsciemment du reste, car un crime pollue l’atmosphère et un esprit aussi sensitif que le vôtre peut en être impressionné. Vous avez reproduit les sensations et les impressions de la victime. Il y a des années, elle a, sans doute, écrit S. O. S. sur cette table et vous avez agi comme elle hier soir.

Le visage de Charlotte s’éclaira :

— Je comprends, dit-elle, vous pensez que c’est là une explication.

Quelqu’un appela dans la maison et elle rentra seule, laissant Mortimer se promener dans les allées du jardin. Il se demandait s’il était satisfait de l’explication qu’il lui avait donnée. Les faits qu’il connaissait en étaient-ils éclairés et la tension qu’il avait éprouvée en entrant la veille dans cette maison en découlait-elle ? C’était possible, pourtant, il lui restait l’étrange impression que son arrivée inopinée avait effrayé les habitants. « Je ne dois pas me laisser emporter par une simple explication psychique, pensa-t-il. Elle peut être exacte en ce qui concerne Charlotte, mais pas les autres, car mon arrivée les a tous bouleversés, sauf Johnnie. Quel que soit le mystère, Johnnie n’y est pas mêlé. »

En cet instant le jeune homme sortit du cottage et s’approcha de l’invité auquel il dit gauchement :

— Le déjeuner est prêt, voulez-vous entrer ?

Mortimer remarqua que les doigts de l’adolescent étaient extrêmement tachés. Johnnie surprit son regard et se mit à rire :

— Je suis sans cesse en train de tripoter des produits chimiques, déclara-t-il, papa est furieux car il veut que je devienne architecte, tandis que moi, il n’y a que la chimie et les recherches de laboratoires qui m’intéressent.

Mr Dinsmead parut à une fenêtre, jovial, souriant, et, en le voyant, toute la méfiance de Mortimer se réveilla. Mrs Dinsmead était déjà assise devant la table servie et lui dit bonjour de sa voix sans timbre. Cleveland eut à nouveau l’impression que pour une raison ou pour une autre, elle avait peur de lui. Magdeleine entra la dernière, adressa un léger salut à Mortimer, s’assit en face de lui et lui demanda brusquement :

— Avez-vous bien dormi ? Votre lit était-il bon ?

Elle le regardait attentivement et, quand il répondit affirmativement, il crut déceler sur son visage une expression de désappointement. Quelle réponse attendait-elle donc de lui ?

Se tournant vers son hôte, Mortimer lui dit :

— Votre fils paraît s’intéresser à la chimie.

Il y eut un bruit sec, car Mrs Dinsmead avait laissé tomber sa tasse à thé.

— Voyons, Maggie, voyons, dit son mari.

Mortimer eut l’impression qu’il mettait sa femme en garde. Puis, il se tourna vers son invité et se mit à discourir sur les avantages de la construction et l’inconvénient qu’il y avait à laisser des garçons se croire supérieurs à leur milieu.

Après le déjeuner, Cleveland sortit dans le jardin, pour fumer. Il était évident qu’il lui faudrait bientôt quitter cette maison. Demander une nuit d’hospitalité était facile mais il était malaisé de s’attarder sans excuse et laquelle pourrait-il offrir ? Pourtant, il n’avait guère envie de s’éloigner. Tandis qu’il réfléchissait à la question, il prit un sentier qui le conduisit de l’autre côté de la maison. Ses souliers avaient des semelles de crêpe et ne faisaient aucun bruit. Il passait devant la fenêtre de la cuisine quand il entendit parler Dinsmead et ce qu’il disait attira tout de suite l’attention de Cleveland. « C’est une grosse somme d’argent, n’est-ce pas ? » Mrs Dinsmead répondit, mais trop bas pour que Mortimer pût entendre. Toutefois son mari répliqua :

— Près de soixante mille livres, a dit l’homme de loi.

Cleveland n’avait aucune intention d’écouter aux portes et cependant il s’éloigna pensif, cette allusion à une grosse somme lui paraissait situer la question et la rendre plus claire… et plus sinistre.

Magdeleine sortit du cottage, mais son père la rappela. Dinsmead ne tarda pas à rejoindre son invité et s’écria gaiement :

— Magnifique matinée, j’espère que votre auto n’est pas détériorée.

« Il veut savoir où je vais », pensa Cleveland. Mais il remercia Dinsmead pour son aimable hospitalité.

— Ce n’est rien, ce n’est rien, dit l’autre.

Magdeleine et Charlotte sortirent ensemble de la maison et se dirigèrent bras dessus bras dessous vers un banc rustique. La tête brune et la tête blonde contrastaient agréablement et, mû par une impulsion, Cleveland dit :

— Vos filles ne se ressemblent guère, monsieur.

Celui-ci qui était sur le point d’allumer sa pipe, fit un mouvement brusque et laissa tomber l’allumette :

— Vous trouvez ? C’est du reste exact.

Mortimer eut un éclair de compréhension et continua d’un air calme :

— D’ailleurs toutes deux ne sont pas vos filles.

Il vit Dinsmead le regarder, hésiter, puis prendre un parti :

— Vous êtes fort intelligent. En effet, l’une d’elles est une enfant trouvée, nous l’avons adoptée alors qu’elle était un bébé, l’avons élevée comme si elle était à nous, elle-même ignore absolument la vérité, mais il faudra bientôt la lui apprendre. Il soupira et Mortimer répondit avec calme :

— Question d’héritage sans doute ?

Dinsmead lui jeta un regard soupçonneux, puis parut juger qu’il valait mieux être franc et se montra presque agressivement sincère :

— C’est curieux que vous disiez cela, monsieur.

— Télépathie, répondit Mortimer en souriant.

— Voici ce qu’il en est, monsieur. Nous l’avons recueillie pour rendre service à sa mère, contre une somme d’argent, car à cette époque, je commençais juste à travailler. Il y a quelques mois, j’ai lu dans les journaux une annonce et j’ai eu l’impression que l’enfant en question devait être Magdeleine. Je suis allé voir les notaires et nous avons entamé de longues discussions. Ils étaient un peu soupçonneux, naturellement, mais à présent, tout est arrangé, je vais emmener la petite à Londres la semaine prochaine, jusqu’à présent, elle ne sait rien. Son père était un juif très riche qui n’a appris son existence que peu de temps avant sa mort. Il avait chargé des gens de la retrouver et lui a laissé toute sa fortune.

Mortimer écoutait avec la plus grande attention. Il n’avait aucune raison de mettre en doute le récit de Dinsmead, car cela expliquait pourquoi Magdeleine était aussi brune et, sans doute aussi, son aspect distant. Toutefois, il pensa que, bien que l’histoire pût être exacte, il y avait des détails cachés. Mais il ne voulait pas faire naître des soupçons chez son interlocuteur, au contraire il lui fallait le rassurer :

— Voilà un cas fort intéressant, monsieur, dit-il, et je complimente Mlle Magdeleine, une riche et belle héritière qui a devant elle un avenir heureux.

— Certes, répondit Dinsmead, et de plus c’est une fille remarquable. Il s’exprimait avec chaleur.

— Il faut que je m’en aille maintenant, dit Mortimer, et je dois vous remercier encore de votre hospitalité si bienveillante.

Il entra dans la maison, accompagné par son hôte pour faire ses adieux à Mrs Dinsmead. Debout devant la fenêtre, elle leur tournait le dos et ne les entendit pas entrer, quand son mari déclara gaiement :

— Mr Cleveland vient nous dire adieu. Elle sursauta et laissa tomber ce qu’elle tenait à la main. Mortimer se baissa pour le ramasser. C’était une miniature peinte dans un style vieillot et qui représentait Charlotte.

Cleveland réitéra à Mrs Dinsmead les remerciements qu’il avait déjà exprimés à son mari, mais il remarqua de nouveau l’air terrifié de son visage et les regards furtifs qu’elle lui jetait. Les deux jeunes filles n’étaient pas visibles mais Mortimer estimait qu’il eût été maladroit de demander à les voir ; d’ailleurs, il avait une idée qui ne tarda pas à se montrer exacte.

Il s’était éloigné d’environ quatre cents mètres du cottage, en se dirigeant vers l’endroit où il avait laissé sa voiture, quand les buissons qui bordaient le sentier furent écartés. Magdeleine sortit sur le chemin devant lui et déclara :

— Il faut que je vous parle.

— Je vous attendais, répondit Mortimer, c’est bien vous, n’est-ce pas, qui avez écrit S. O. S. sur la table de ma chambre, hier soir ?

Elle acquiesça et il reprit :

— Pourquoi ? La jeune fille se détourna et se mit à tirer sur les feuilles d’un arbuste :

— Je l’ignore, répondit-elle, je l’ignore vraiment.

— Voyons, parlez-moi, reprit Cleveland.

Elle poussa un profond soupir et reprit :

— J’ai l’esprit pratique, je ne suis pas de celles qui s’imaginent des choses extraordinaires, pourtant, j’ai compris que vous croyez aux fantômes et aux esprits et quand je vous dis qu’il y a quelque chose de mauvais dans la maison, je veux parler de ce qui est tangible. Il ne s’agit pas seulement d’un écho du passé, et cela s’est aggravé depuis que nous sommes ici. Mon père est différent, maman est différente. Charlotte aussi.

Mortimer l’interrompit :

— Et Johnnie ? demanda-t-il.

Elle le dévisagea d’un air approbateur :

— Non, dit-elle, maintenant que je réfléchis, Johnnie est le seul qui ne soit pas contaminé ; hier à l’heure du thé, il était parfaitement calme.

— Et vous ?

— Moi, j’avais peur, une peur d’enfant, sans savoir pourquoi, et mon père était bizarre, il n’y a pas d’autre mot. Il a parlé de miracle, j’ai prié pour qu’il s’en produise un… alors, vous avez frappé. Elle se tut brusquement, dévisagea Cleveland et reprit d’un air de défi : « Je suppose que je vous parais folle. »

 Du tout, extrêmement saine d’esprit au contraire. Tous les gens sains prévoient le danger quand il est proche d’eux.

— Vous ne comprenez pas, répondit Magdeleine, je n’avais pas peur pour moi.

— Alors pour qui ?

Elle secoua la tête d’un air étonné et murmura :

— Je ne sais pas, puis elle reprit : J’ai écrit S. O. S. par intuition, car j’avais la certitude, absurde sans doute, qu’on ne me permettrait pas de vous parler. Je ne sais pas ce que je voulais vous demander et je ne le sais pas davantage maintenant.

— Peu importe, dit Mortimer, je le ferai.

— Que pouvez-vous faire ?

Il sourit :

— Réfléchir.

Elle le regarda avec inquiétude mais il reprit :

— Oui, on peut agir beaucoup en réfléchissant, vous ne croiriez pas à quel point. Hier soir, juste avant le repas, y a-t-il eu un mot ou une phrase qui ait attiré votre attention ?

Magdeleine fronça les sourcils :

— Je ne crois pas, ou plutôt, j’ai entendu mon père dire à ma mère que Charlotte lui ressemblait d’une façon frappante, puis, il a ri d’une manière étrange. Cependant y a-t-il là quelque chose d’anormal ?

— Non, répondit Mortimer lentement, sauf que Charlotte ne ressemble pas à votre mère. Il garda le silence pendant un instant, leva les yeux et constata que la jeune fille semblait anxieuse.

— Rentrez, mon enfant, lui dit-il, et ne vous tourmentez plus, laissez-moi faire.

Elle se dirigea vers le cottage, tandis que Mortimer continuait sa route, puis il s’allongea sur l’herbe, ferma les yeux et se concentra pour réfléchir.

Johnnie, Johnnie. Il en revenait toujours à ce garçon qui était complètement innocent de toute l’atmosphère de suspicion et d’intrigues qui l’entourait mais qui en était cependant le pivot. Il se souvint du bruit qu’avait fait la tasse de Mrs Dinsmead lorsqu’elle l’avait laissé tomber. Pourquoi avait-elle été si troublée ? À cause de l’allusion banale qu’il avait faite au sujet des recherches chimiques de son fils ? Sur le moment, il ne s’était pas intéressé à Mr Dinsmead, mais maintenant il le voyait clairement, tenant sa tasse à mi-chemin de sa bouche.

Cette idée le ramena vers Charlotte, telle qu’elle lui était apparue quand la porte s’était ouverte la veille au soir. Elle le regardait par-dessus le bord de sa tasse… puis, vint une autre réminiscence, celle de Dinsmead vidant toutes les tasses et disant « ce thé est froid ». Pourtant, la vapeur sortait. Le thé ne devait pas être froid. Il se souvint d’un article qu’il avait lu peu de temps auparavant et qui racontait l’histoire d’une famille entière empoisonnée par la négligence d’un gamin qui avait laissé de l’arsenic dans un garde-manger ; le poison était tombé sur un pain.

Mr Dinsmead avait peut-être également lu ce journal. Le problème lui parut s’éclaircir et une demi-heure plus tard, il se leva.

 

Le soir était encore revenu dans le cottage ; il y avait des œufs pochés et une boîte de conserves. Mrs Dinsmead sortit de la cuisine chargée de la grosse théière et les divers membres de la famille s’assirent autour de la table.

— La température est très différente de celle d’hier, remarqua Dinsmead, en jetant un coup d’œil vers la fenêtre.

— Oui, répondit son mari, la nuit est si tranquille qu’on pourrait entendre tomber une épingle. Verse le thé, veux-tu ?

Mrs Dinsmead obéit et distribua les tasses, mais tandis qu’elle déposait la théière, elle poussa un petit cri et appuya une main contre son cœur. Son mari se tourna et suivit la direction de son regard terrifié. Mortimer Cleveland était debout sur le seuil.

Il avança d’un air aimable et dit : « Je crains de vous avoir fait peur, il m’a fallu revenir chercher quelque chose. »

— Chercher quelque chose, répéta Dinsmead dont le visage était devenu pourpre et dont les veines ressemblaient à des cordes, je voudrais bien savoir quoi.

— Un peu de thé, répondit Mortimer qui sortit rapidement quelque chose de sa poche, saisit une des tasses à thé et en versa le contenu dans un tube à essai qu’il tournait de sa main gauche.

— Que faites-vous, haleta Dinsmead, dont le visage était devenu blême, de pourpre qu’il était. Sa femme jeta un petit cri de terreur.

— Je pense que vous lisez les journaux, monsieur, j’en suis même sûr ; on y lit parfois le compte rendu de l’empoisonnement d’une famille entière. Certains membres se remettent, d’autres, non.

Dans votre cas particulier, l’un d’eux serait mort et on supposerait d’abord que la conserve que vous aviez mangée était fautive. Toutefois, si le médecin était d’un naturel soupçonneux, il aurait vu le paquet d’arsenic dans votre garde-manger ; il y a du thé sur l’étagère du dessous, tandis que dans l’étagère supérieure, il y a un trou. On admettait alors que l’arsenic a contaminé le thé, par hasard. Votre fils Johnnie, pourrait être accusé de négligence, sans plus.

— Je… je ne comprends pas, haleta Dinsmead.

— Je crois que si, répondit Cleveland, en prenant une deuxième tasse et en remplissant un deuxième tube à essai. Il colla une étiquette rouge sur le premier et une bleue sur l’autre, puis il déclara :

— Le tube à l’étiquette rouge contient du thé provenant de la tasse de votre fille Charlotte, l’autre de votre fille Magdeleine ; je suis prêt à jurer que je trouverai dans le premier quatre ou cinq fois plus d’arsenic que dans le second.

— Vous êtes fou, murmura Dinsmead.

— Sûrement pas ; vous m’avez dit aujourd’hui, monsieur, que Magdeleine n’était pas votre fille, vous m’avez menti. Magdeleine est votre fille et Charlotte est celle que vous avez adoptée, elle ressemble tellement à sa mère que, quand j’ai eu entre les mains la miniature représentant cette dernière, j’ai cru que c’était le portrait de Charlotte. Vous vouliez que votre fille héritât la fortune et, comme il vous serait impossible de cacher Charlotte et, comme quelqu’un ayant connu sa mère aurait pu se rendre compte de la vérité, vous vous êtes décidé à glisser une pincée d’arsenic au fond de sa tasse.

Mrs Dinsmead poussa un éclat de rire strident et fut prise d’une violente crise de nerfs :

— Du thé, grinça-t-elle, voilà ce qu’il a dit, du thé, pas de la limonade.

— Ne peux-tu te taire, hurla son mari furieux.

Mortimer vit Charlotte qui le regardait, les yeux exorbités, puis, il sentit une main sur son bras et Magdeleine l’attira à l’écart :

— Vous n’allez pas…

Cleveland posa la main sur son épaule :

« Mon enfant, répondit-il, vous ne croyez pas au passé, mais moi j’y crois. J’ai compris quelle était l’atmosphère de cette maison. Peut-être que si votre père n’y était pas venu, je dis peut-être, il n’eût pas conçu son plan. Je vais garder ces deux tubes à essai, afin de sauvegarder Charlotte, maintenant et à l’avenir.

Mais je ne ferai rien d’autre par gratitude pour la main qui a écrit : S. O. S.

Puis il s’enfuit.

 

FIN



[1] Police secrète soviétique.

[2] Grand magasin situé à Piccadilly Circus.